
À propos de Pi (2016) de Darren Aronofsky (1998)
par Émile Belleveaux, M1 Cinéma et Audiovisuel - Université Lyon 2 Lumière
15.03.18 - Supplément Web Ikkons 2
Pi c'est l'histoire de Max Cohen, un mathématicien qui pense que la nature est entièrement régie par les maths, les chiffres et les constantes qu'ils constituent, et qu'ainsi il pourrait décrypter le cours de la bourse notamment.
Dans ce premier long-métrage, Aronofsky pose d'ores et déjà la patte artistique et thématique qui, aujourd'hui, le caractérise en grande partie. En effet, seulement 2 ans avant Requiem for a dream (2000), ce film nous dépeint déjà un personnage qui flirte avec la folie. La première partie du film nous dépeint Max et introduit son hypothèse sur les maths ainsi que son quotidien qui consiste à faire progresser ses recherches.
On suit donc le personnage principal et focale pour qui chaque progrès dans ses recherches correspond aussi à une avancée vers la folie. Aronofsky nous l’introduit dès le début comme un personnage prédisposé à sombrer dans cette folie par divers moyens. Effectivement, Max vit reclus dans son appartement fermé par plusieurs serrures, évitant ainsi la compagnie des autres humains, excepté celle de son ami qui s’était lui aussi concentré sur le même domaine de recherche pendant un temps, ainsi que celle d’un juif prétendant avoir découvert le vrai nom de Dieu dans la Torah, grâce à la constante de chiffres que recherche Max. De plus, l'appartement de Max se résume à son ordinateur, dont les câbles, écrans, et autres, occupent tout l’espace. Elément qui n’est pas sans rappeler le film Tetsuo : The Iron Man (1987) de Shinya Tsukamoto, source d’inspiration très probable d’Aronofsky, où un homme se transforme progressivement en monstre mécanique, rappelant la manière dont Max s’isole de plus en plus de l’humanité et sombre dans son univers mathématique. Outre l’emploi du noir et blanc, c’est aussi la photographie granuleuse, les décadrages et la vitesse de défilement des photogrammes, accélérée dans certains plans, qui tendent à rapprocher Pi de Tetsuo.
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Néanmoins, quand la folie se déclenche vraiment, Aronofsky déploie tout le savoir-faire qui a fait de lui un réalisateur estimé, avec des séquences très bien maîtrisées tout au long du film, dont l’esthétique marquée se mêle parfaitement à l’ambiance glauque de plus en plus appuyée au fur et à mesure que le film avance. Ambiance renforcée par les métaphores que le réalisateur glisse à travers plusieurs éléments, telle l'omniprésence de la fourmi par exemple, dans la lignée directe d’Un chien andalou de Buñuel (1929). Cet insecte qu'Aronofsky n'hésite d'ailleurs pas à filmer en gros plan, voire en très gros plan, revient à plusieurs moments. Il semble lié aux crises de Max, et plus encore, à son cerveau. Tout d'abord on voit une fourmi se balader sur la carte-mère de l'ordinateur quand ce dernier plante pour la première fois. On en voit ensuite dans le métro se balader en groupe autour d'un cerveau posé par terre, celui de Max vraisemblablement, puisque ce dernier réagit en direct dès qu'il le touche. La fourmi est par ailleurs écrasée à deux reprises par Max durant ses réflexions, comme pour évincer ce problème malheureusement récurrent, puisqu'elle ne cesse de revenir. La fourmi comme nuisance, notamment lorsque Max commence à perdre les pédales : elle devient alors plus envahissante à l’écran, autant au niveau temporel que spatial, les plans qui lui sont accordés se faisant plus longs et plus serrés. Ces passages des plus morbides semblent d’ailleurs directement tirés d’Eraserhead de David Lynch (1977).
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Par ailleurs, cette récurrence de la fourmi n'est pas la seule. L'idée de cycle est très présente dans tout le film. Ne serait-ce dans le propos même du film, cette idée d'une constante qui régirait plus ou moins l'univers. Ou bien évidemment par les migraines (accès de folie) de Max, qui les endigue toujours de la même façon et rigoureusement, dans des plans semblables. Seulement, ce cycle-là, il le rompt dans la deuxième partie du film (dernier quart). Cette dernière partie constitue un changement de rythme, où comme le dit Max lui-même, "tout s'accélère". Il a trouvé ce qu'il cherchait mais plonge dangereusement dans la folie, et son ami meurt d'une deuxième attaque (la première étant liée à cette recherche d'une constante de chiffres). De plus, Aronofsky y injecte une critique sociétale de l'Homme désirant tout contrôler, qu'il soit cartésien et terre-à-terre comme Marcy Dawson (une femme liée à Wall street), ou plus spirituel, tel Lenny et sa communauté juive, car tous en effet violentent Max afin d’obtenir sa découverte.
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Et donc, sur quel message termine le réalisateur ? Comme dit précédemment, Max rompt le cycle de ses migraines puisqu'il accepte la dernière et s'enfonce une perceuse dans la tempe, à l'endroit exact de l'excroissance représentant son génie pour les maths. Suicide symbolique puisque la dernière scène nous montre Max, dehors, souriant (ce qu'il n'a jamais fait auparavant), et acceptant de ne pouvoir tout savoir ni comprendre de l'univers.
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Film-laboratoire, expérimentation de ce que sera son univers, Aronofsky nous livre un premier film maîtrisé, qui se pose comme l’héritage de films au caractère expérimental plus anciens. En seulement une heure et vingt-cinq minutes le réalisateur nous dresse les contours de son futur cinéma, qui ravira ses adeptes comme ceux qui ne le connaissent pas bien.