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Pour qu'une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps

à propos de Sans soleil (1983) de Chris Marker

Thomas Vatel

15.03.18 - Supplément Web Ikkons 2

Une femme lit les lettres qu'un homme, grand voyageur et filmeur compulsif, lui adresse. Voilà à quoi se résume d'abord Sans soleil. Mais sous la simplicité du synopsis se cache un film total, éclaté, multiple, qui renferme de nombreux paradoxes : à la fois et successivement cérébral et sensuel, essai ethnographique, dense et poreux, autobiographie déguisée, bavard et pudique, manifeste formel. On y trouve pourtant, par un phénomène d'échos savamment agencés, comme les membres d'un corps s'assemblent et forment davantage que la somme de leurs détails, une cohérence interne, presque une méthode. Cette cohérence est d'autant plus perceptible que Chris Marker y a mis l'ensemble des obsessions et des thèmes présents dans son œuvre antérieure : son bestiaire, son intérêt pour la banalité des scènes du quotidien, une mise en abîme de la «fonction magique de l’œil», une critique acerbe du théâtre politique et, comme pour boucler la boucle de sa filmographie foisonnante et apparemment décousue, une réflexion sur le temps. Comme le jeu de go, Sans soleil est un microcosme, obéissant à ses propres règles, se suffisant à lui même et à des dimensions bien plus grandes qu'attendues.  

   

C'est un film parcouru d'écrans. La caméra du narrateur filme écrans publicitaires, images, graphes, dessins animés, ceux-ci observent d'un œil désincarné et impassible les gens, qui eux même regardent de nouveau la caméra. L’œil voit les images, autant qu'il est vu par elles et ces deux pans du réel, s'influencent et se submergent réciproquement. Marker reprend à son compte, à l'échelle tokyoïte, la théorie de Jung sur l'inconscient collectif, filme le sommeil des voyageurs pour brosser une sorte de fresque onirique, baroque et fantasmagorique de cette ville et de ses habitants. «Franchement, a-t-on jamais rien inventé de plus bête que de dire aux gens, comme on l'enseigne dans les écoles de cinéma, de ne pas regarder la caméra ?»

Alors Marker s'attelle à attraper, non pas au vol, mais au contraire avec compassion et une infinie patience, les regards de ces recalés du modèle libéral, les forces et fragilités de tous les êtres qui l'entourent, la racine d'indestructibilité, «Ce seuil au dessous duquel tout homme en vaut un autre, et le sait»

 

Mais si l'individu est présent, la foule ne l'est pas moins. La foule, ses flux et reflux, le métro tokyoïte, les mégalopoles, la musique, la danse, dans laquelle la caméra peut enfin se faire oublier, parfois à hauteur de genoux et, par le génie du montage et de la bande son, nous rend l'ivresse du nombre, jusqu'à la transe.

   

La caméra est certes occasionnellement en contre-plongée, mais le point de vue de Marker est en surplomb et fait parfois preuve d'un étrange relativisme quelque peu ironique. Ainsi cette scène de crémation de poupées cassées au Japon, sorte de catharsis animiste, que le narrateur conclut en nous disant à propos des participants que «ceux qui voyaient partir les Kamikaze n'avaient pas d'autres visages». Cette exposition sur la papauté où Marker croit déceler chez les spectateurs une «lueur d'espionnage industriel dans l’œil». Ou cette comparaison, drôle il est vrai, entre le fameux chien japonais attendant des années son maître mort, et un célèbre militant nationaliste faisant meeting, qui selon l'auteur finiront tous deux statufiés.

Il n'y a par contre de sa part aucune hauteur ni complaisance à l'égard des femmes. Comme Bouvier, écrivain voyageur avec lequel le cinéaste partage tant de points communs, il se plaît à les représenter longuement, à les réhabiliter par la même occasion, à dévoiler a minima leur humour, leurs forces et leur capacité de résilience extrême dans ce «voyage aux deux pôles de la survie», dans des milieux soi-disant dominés par des hommes, c'est en tous cas ce qu'elles leur laissent supposer. Mais les femmes ne sont-elles pas les «dépositaires de la mémoire» ?    

   

Qu'est ce que le temps pour l'Humanité sinon la mémoire ? La mémoire, leitmotiv de ce film à priori désabusé mais pas désenchanté, est le vrai sujet de Marker.

«Le couteau rentre dans la chair».

Non. Le couteau est rentré ou n'est pas rentré. C'est cette gageure, ce moment de l'Histoire, ineffable et déjà joué, auquel s'intéresse le cinéaste, qu'il filme du bout de son œil-caméra. Mais Marker n'est pas un théoricien, sinon du cinéma, pas davantage un idéologue. Il ne prêche aucune paroisse, et aurait plutôt tendance à cracher dans le bénitier. Il reste pourtant un militant, et ressent toujours comme des blessures inguérissables ce qu'il appelle joliment les «infirmités du temps», celles qui nous font oublier les injustices du passé, la tragédie du présent, et «l'amnésie du futur». Que ce soit dans le Japon contemporain qui fait sien le capitalisme occidental, l'Irlande rurale, ou la Guinée-Bissau et le Cap Vert nouvellement indépendants, l'Histoire n'est pour lui qu'une illusion éphémère, floue et fuyante comme un vieux Polaroïd ou la poésie japonaise.

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Le brouillard se dissipe certes toujours, mais qui aurait la prétention de dire que l'on savait ce qu'il cachait ? D'où cette sensation d'amertume, de fin de lutte autant que de lendemain de fête. «L'Histoire jette ses bouteilles vides par les fenêtres (…) et ne paraît amère qu'à ceux qui l'attendent sucrée». Les jours ne seront pas meilleurs, reste simplement la «vague inquiétude» par laquelle le grand écrivain japonais Akutagawa justifiait mystérieusement son suicide. L'image, au moment où elle est visionnée, est déjà souvenir, pour le meilleur et surtout pour le pire, car «le souvenir n'est pas le contraire de l'oubli mais plutôt son envers. On ne se souvient pas, on réécrit la mémoire comme on réécrit l'Histoire». Voilà la raison pour laquelle elle est cyclique, et l'horreur de l'Histoire ne s'interrompra pas, elle fera de nouveau irruption : «comme la fièvre, la folie protège». Boucle temporelle absurde mais prégnante, la boucle du temps déjà mise en scène dans La Jetée (1962), celle aussi du Vertigo (1958) de Hitchcock, cité longuement dans Sans Soleil. Alors il ne nous reste qu'à filmer et à fixer ces images dans la Zone, cette Zone qui se substitue à nos mémoires, car «qui a dit que le temps vient à bout des blessures ? Il vaudrait mieux dire que le temps vient à bout de tout sauf des blessures».  

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